FEMELLISTE.

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Entretien avec le collectif “Féminicides par compagnons ou ex”

Elles sont quatre. Depuis 2016, elles comptabilisent les féminicides conjugaux afin que les victimes ne tombent pas dans l’oubli. Afin d’alerter. Dénoncer. Demander la fin de ce massacre. Sans leur travail bénévole, aucune mobilisation autour des féminicides n’aurait été possible en France. Entretien avec l’une d’entre elle.


Peux-tu présenter le collectif ?

Nous sommes un collectif de 4 féministes bénévoles qui nous sommes rencontrées sur les réseaux sociaux en 2016, au moment du projet de loi de la pénalisation des “clients” de la prostitution. Nous étions sur un groupe facebook qui travaillait sur ces questions là. Et sur ce groupe, nous partagions aussi des articles concernant les féminicides. C'est dans ce groupe qu'est née l'idée de fonder ce collectif. Nous estimions que les chiffres du gouvernement au sujet des morts violentes à l’intérieur du couple étaient mal présentés. Nous voulions insister sur le fait que c'était la plupart du temps des hommes qui tuent leurs compagnes : 90% des victimes sont des femmes.

L'une de nous qui n'est pas dans le collectif aujourd'hui avait monté un blog sur lequel elle partageait les féminicides. Elle a fait ça pendant plusieurs mois. Puis j’ai créé une page Facebook (Diké était tout à fait d'accord pour ça).

À partir de ce moment-là, nous avons commencé à développer un peu plus le contexte, à aller au-delà des chiffres. Nous étions deux au départ, puis trois, puis quatre, puis cinq. Il y a eu quelques allées et venues, ce qui est normal. Nous avons parfois eu des conflits liés à la fatigue, à la question de l’anonymat, à comment répondre à la presse. Comme ce sujet est lourd, difficile, il était important que ces conflits ne perdurent pas. Depuis quelques années, nous sommes 4, très soudées, il y a beaucoup de soutien mutuel dans le collectif. L’une d’entre nous est prof, une autre travaille dans l’édition, une autre encore est à la retraite, et moi je suis éducatrice spécialisée dans la protection de l’enfance.


Vous lisez des horreurs tous les jours. 

Oui. Il faut se blinder un peu. 

Ça a été encore plus dur quand les familles ont commencé à nous contacter comme Sandrine Bouchait et Annick Gauthier. Certaines sont arrivées en nous citiquant au départ. Nous avions une étiquette féministe, et le féminisme parfois ça fait peur au début. Certaines avaient peur que nous récupérions les histoires de ces mortes, pour notre cause. Nous leur avons expliqué qu’il était important que le féminisme traite ça, que seul le féminisme pouvait le faire. 

Parfois nous avons été confrontées à des messages de détresse de la part de familles de victimes, de personnes seules face à cela, et c’était difficile de réagir.

Petit à petit, on a créé un groupe de familles, un groupe facebook, afin de les mettre en lien. Nous leur avons suggéré l'idée de créer une association. Elles n’étaient pas toutes à la même étape de leur deuil. Pour certaines le procès était déjà passé, pour d’autres, le crime venait juste d’être commis. Et en 2019, Sandrine Bouchait aujourd'hui présidente de l'UNFF (Union Nationale des Familles de Féminicide) à dit, “j'y vais”. L’avocate Isabelle Steyer a pris énormément de temps pour elles ; il faut savoir qu’elle prend gratuitement toutes les familles au téléphone pour les orienter, et très peu de ces familles là la désignent ensuite. D’ailleurs nous avons été choquées par l’article de Charlie Hebdo qui critique Isabelle Steyer en disant qu’une victime se serait retrouvée seule devant le juge, car nous connaissons la réalité et elle est bien loin de ce qui est raconté dans cet article. Elle fait beaucoup de bénévolat.

Nous avons aidé cette association à se monter, tout en restant à l'écart. Il fallait que ça reste une asso de familles, sans étiquette politique, car cela pouvait leur causer du tort. Petit à petit, le fait qu’elle prenne en charge les familles de victimes, ça nous a soulagé de cette part du travail.


Peux-tu dire pourquoi vous exprimer de façon anonyme ?

Parce qu'on reçoit plein de menaces, c'est très stressant, et on ne veut pas que ça vienne nous empêcher de faire notre travail. On a vu avec Caroline de Haas : à chaque fois qu’elle était menacée, elle disparaissait des réseaux. Mais nous on ne peut pas se permettre de disparaître. Nous souhaitons aussi préserver nos vies professionnelles et familiales. Ça permet que le harcèlement s'arrête quand j'éteins l'ordinateur. Nous sommes régulièrement insultées et nous avons été menacées de plaintes plusieurs fois. Par exemple une femme nous a harcelées, car nous n'avions pas compté sa soeur. Or, il n’est pas prouvé que sa sœur est une victime de féminicide, c’est peut-être le cas, mais nous avons une méthodologie à respecter.


Quelle est cette méthodologie ?

Pour publier un féminicide, il nous faut un article de presse et une mise en examen d'un conjoint ou ex. Nous fonctionnons avec des systèmes de Google alert, nous faisons des recherches constamment. Cela nous prend environ 7h par jour chacune entre le travail de recherche, de rédaction, d’archivage, de modération des commentaires notamment sur Facebook  et Instagram,  de mise en ligne sur le site et sur les réseaux sociaux, parfois les échanges avec les familles et la presse.

Il est arrivé qu'il y ait une mise en examen du conjoint, et que faute de preuves, faute de savoir de quoi la victime était décédée, on relâche le mis en examen. Je me souviens par exemple d’une femme à Nantes, je crois que c’était en 2019, qui a été retrouvée décédée, enroulée dans un tapis, sur le balcon d’un appartement, et pendant ce temps-là, le conjoint se servait de sa carte bleue, et qui disait à la famille que tout allait bien. Mais comme l'autopsie n'a pas pu déterminer les causes de la mort, son conjoint a été relâché. Et cette femme, nous l’avons comptée. Donc il nous arrive quand même dans de rares cas de faire de légères entorses à cette méthodologie. Des cas comme ça il y en a plein, et de temps en temps on en intègre un à notre décompte, car on estime que la justice ne fait pas son boulot et ne se foule pas trop pour trouver les causes de la mort.

Notre chiffre est vraiment a minima. On est en relation avec plein de familles dont l'auteur n'a pas encore été retrouvé, car les avocats conseillent à la famille de ne pas communiquer par peur que le meurtrier ne se mette en fuite ou se suicide. Tout est tordu, car si l’on publie, il y a un risque que le criminel échappe à la police et à la justice, mais si on ne publie pas, cette femme tombe dans l’oubli, et personne ne va identifier le meurtrier, ce qui peut lui permettre de fuir encore plus loin. 

Nous sommes actuellement en contact avec le père d’une femme qui a été tuée en région parisienne. Il attend toujours que l’on retrouve le conjoint qui aurait apparemment pris la fuite vers l’Italie ou le Maghreb. Cette femme, pour l’instant on n’a pas pu la compter. Peut-être qu’un jour on y arrivera. Il y en a plein des cas comme ça.

En 2021, ça a été la première année où le gouvernement a compté plus de victimes que nous. Cela veut dire que huit victimes sont passées sous les radars. Mais qui sont-elles ? Personne ne semble savoir. Avant, nous avions toujours des chiffres supérieurs à ceux du gouvernement, en partie parce que plein d'affaires ressortent un an, deux ans, après les faits. Nous faisons des mises à jour que le gouvernement ne fait pas. 

Tout le monde s'en fout, même quand les médias s'intéressent à nous, c'est toujours pour faire du buzz, mais dans le fond, tout le monde s'en fout. Aucun journaliste ne va jamais chercher à expliquer les mécanismes des féminicides.

Tout ce qui est mis en place n'a aucun sens, aucun intérêt. Ça n’est que de la com pour manipuler les gens, pour faire croire qu’on fait quelque chose, mais en réalité on ne fait rien. Ce que raconte Isabelle Rome, c’est surréaliste. Elle dit que les femmes partent cinq ou six fois et elles reviennent. D’où ça sort ça ? C'est un cliché de série TV. Les femmes sont justement souvent tuées au moment où elles décident de partir, et donc il n’y a fatalement qu’une seule fois. Dans les cas que nous recensons, je remarque que c’est toujours comme ça. Les victimes sont celles dont les conjoints se pensent autorisés à continuer, les conjoints qui ont eu du sursis, des stages, des bracelets électroniques, que des peines qui ne sont que des petites tapes sur les doigts.

Il y a aussi des femmes qui ne vont pas porter plainte car elles ont peur que les violences s’aggravent. Nous ne sommes pas dans un système qui permet que les plaintes aboutissent. Pour être prise au sérieux, quand on dépose une plainte, il faudrait déjà avoir trois dents cassées. La nouvelle loi Santiago qui a été votée il y a deux mois nous explique qu’il faut que la victime ait au minimum 8 jours d’ITT pour que l’autorité parentale soit retirée au conjoint violent. 



Peux-tu nous expliquer la situation de l'Espagne par rapport aux violences conjugales ?

Ce qui fonctionne en Espagne c'est qu'il y a des sanctions. Et en France, tant qu’il n’y aura pas de sanction, on ne fera pas baisser les féminicides et les violences conjugales. L'Espagne, ça n'est pas merveilleux, mais au moins, quand un homme frappe sa compagne, il est immédiatement jugé par une juridiction spécialisée. Et tout le monde le sait, donc c’est dissuasif. Grâce à cela, les chiffres ont largement diminué.

L'Espagne est un pays très traditionnaliste, donc il y a cette idée qu’il faut protéger les mères et les enfants. C’est une image des femmes très patriarcale, mais finalement cela permet de protéger les femmes sur le plan des violences conjugales. Et puis il faut dire aussi que les féministes là-bas se sont beaucoup plus bougées que nous.



Que faudrait-il faire pour mettre fin aux féminicides en France ?

Mettre fin à l’impunité et appliquer la loi. Arrêter de chercher des excuses, dans l'alcool, dans la dépression, etc. L'alcool est normalement une circonstance aggravante, et pour les auteurs de féminicides, ça devient une circonstance atténuante. Pourtant, la même chose au volant d’une voiture… 

Les hommes se croient autorisés car aucune sanction ne tombe. Dans son programme, à aucun moment Isabelle Rome ne parle de sanction. Elle parle d’éloignement, mais un mec qui veut tuer il s’en fiche des mesures d’éloignement à respecter. Si il veut tuer, il va tuer c’est tout. Et de toute façon, dans 20% des cas, le mec va se suicider après, donc il s'en fiche de tout ça.



Cela fait des années que vous faites un travail très conséquent ; quelles sont les grandes conclusions, les grandes analyses que tu tires de toutes les histoires que vous archivez ? Retrouve-t-on des schémas récurrents ?

Il y a beaucoup de féminicides de femmes âgées qui sont assassinées par leurs maris avec des fusils de chasse. On fait souvent passer ça pour des histoires d’euthanasies : la femme était malade, et le conjoint a mis fin à sa souffrance avant de retourner le fusil contre lui-même. Mais pourquoi est-ce toujours dans le même sens ces soit-disantes “euthanasies” ?

Dans le cas des infanticides, dans ce que nous constatons, les infanticides par le père sont commis par vengeance contre la mère ; ils ne tuent pas nécessairement la mère, et d’ailleurs souvent ils font exprès de la laisser en vie pour qu’elle souffre encore plus. Pour punir la mère d’avoir voulu se séparer. Ces cas-là n'existent pas à l'inverse. Par contre, il existe des femmes qui tuent leurs enfants parce qu’elles veulent leur épargner des violences, mais pas pour punir le père. On nous parle souvent des infanticides commis par la mère juste après la naissance, souvent après des dénis de grossesse ou des viols ; évidemment que ce ne sont pas les hommes qui vont les commettre, car ce ne sont pas eux qui accouchent, mais ce sont eux qui violent.

Les infanticides commis par un père ou par une mère ne sont souvent pas de même nature.

Autre chose, nous savons qu’il y a aussi des femmes qui tuent leurs conjoints, mais nous constatons que la moitié des cas relèvent de la légitime défense, et pour l’autre moitié, ces femmes sont atteintes de troubles psy (troubles bipolaires, troubles affectifs graves, etc). Tu remarqueras dans les articles que jamais, les hommes auteurs de féminicides ne sont reconnus irresponsables de leurs actes. Cela n’est pas le cas pour les hommes. La violence systémique des hommes est culturelle, alors que la violence féminine est traumatique et pathologique. Donc on ne peut pas faire de symétrie.

Il y a aussi le problème de la chasse. Depuis deux ans, l’arme la plus utilisée par les hommes pour commettre les féminicides est le couteau, mais avant c’était l’arme à feu.  Beaucoup d'hommes ont des armes. Certains ont été condamnés — pour des faits de violence autres qu’avec arme — et qui conservent leurs permis de chasse et donc le droit d'avoir une arme. Parmi ces gens-là, beaucoup ne sont plus membres de fédérations de chasse, mais gardent leurs armes. Les fédérations de chasseurs le savent. Énormément d'hommes comme ça ont des armes. Ils ne sont peut-être pas tous des meurtriers en puissance, mais si la loi était appliquée sur la restitution des armes à feu, cela changerait peut-être quelque chose. Alors on peut se dire que les meurtriers trouveraient peut-être un autre moyen de tuer, mais je pense que les armes à feu leur procurent un sentiment de toute puissance, et puis c’est une façon d’installer une certaine pression et de menacer leurs victimes. 



Quelles questions aimerais-tu que la presse vous pose plus ?

On nous demande souvent comment est-ce qu’on explique les féminicides, mais notre réponse ne figure jamais dans l’article ensuite. Ce qu’on répond à ça c’est que les féminicides sont le fruit d’un système : l'éducation, la culture, le fait que des images de femmes objectivées sont mitraillées dans la publicité, dans la littérature, le fait que les femmes soient désignées comme des sorcières viles, manipulatrices, mauvaises, menteuses ; tout cela a un impact sur la façon dont on perçoit les femmes. 

Et c'est pour ça que nous sommes fermement opposées au mouvement transgenriste, car on veut nous remettre dans ces clichés, dans ce genre mortifère qui nous tue. C’est ça qui nous tue. Ce qu'il y a derrière le rose et les paillettes, c'est une image de merde, c’est la fragilité, ce sont les méchantes menteuses, des sous-humaines, des vulgaires femelles. Et c’est à cause de cette image de merde qu’on nous tue. Et ce genre, cette image dégradée des femmes, on veut l’abolir.



Est-ce que ça vous a porté préjudice de vous exprimer au sujet du transgenrisme ?

En décembre 2021, ça faisait déjà un moment qu’on nous harcelait pour nous demander si nous allions enfin comptabiliser les femmes trans. Nous avons répondu plusieurs fois par message privé qu’il n’y en avait pas, que nous comptabilisions uniquement les féminicides commis par conjoints ou ex. 

En 2019, j'ai rencontré Caroline de Haas qui m'avait dit que ça l'intéressait de relayer notre décompte. J'ai accepté, à condition qu'elle nous cite. Elle m'avait dit ok. Mais quand les visuels sont sortis, c'était comme si c’était Nous Toutes qui faisait ce travail. Caroline de Haas s’est dédouanée. On s’est posé la question de leur demander d’arrêter d’utiliser notre travail, mais finalement nous ne l’avons pas fait car nous estimions que cela amenait de la visibilité aux féminicides. Jusqu'à ce qu'on commence à nous reprocher de ne pas compter les femmes trans et femmes noires (notamment des dom tom) alors que ces départements figurent sur nos cartes. Preuve qu'ils n'ont même pas pris la peine de consulter notre travail.

Finalement, nous avons décidé d’arrêter ce partenariat, et elles font ce travail de leur côté, mais elles le font n’importe comment. Elles sont tellement inclusives qu’elles comptabilisent moins de féminicides que nous…

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